Analyse Critique De « PHILOSOPHIE DE LA PANAFRICANITE FONDAMENTALE » de Kemi Seba

Publié le 3 mars 2024 à 19:43

Kemi Seba est un personnage qu’on ne présente plus. Figure de proue de l’activisme panafricain, c’est 2014 que j’eus un premier contact avec l’homme. Je découvrais au hasard d’une vidéo YouTube ce trentenaire, la tête assortie d’une boule à zéro, dégageant une assurance dont j’en connaissais peu chez les personnalités africaines. Sa fluidité oratoire et l’aisance au discours forçaient l’admiration. Plus tard, les scandales politiques, les expulsions, les emprisonnements et autres persécutions ne faisaient que confirmer l’indestructible engagement de l’homme pour son combat. C’est donc avec une grande curiosité que j’appris la publication du livre : Philosophie de la panafricanité fondamentale.

En dépit du respect que nous avons pour sa dévotion au destin africain, nous ne renonçons pas à l’analyse critique des idées. Nous considérons la critique comme étant indispensable à la construction de l’idéal (pan) africain. Si les éléments qui constituent le bien commun sont un acquis universel (le droit à la vie, à la liberté, à l’eau, à la santé, etc.) — il est crucial de maintenir une discussion rationnelle en définissant des moyens d’accéder à ce bien. L’histoire récente regorge à suffisance de dérives de la pensée et de tragédies qui en sont résultées. Des millions de vies ont payé les conséquences d’actes posés par des hommes à l’esprit rigide. Proposer une critique est donc bien plus qu’un simple exercice littéraire, mais elle un impératif dans la construction de la société que nous souhaitons voir émerger. Toute pensée, qu’elle soit celle d’un maitre ou d’un serviteur, vaut autant d’être écoutée qu’elle en vaut d’être éprouvée.

Un pamphlet

L’ouvrage de six grands chapitres se tient dans un style accessible et une bonne rhétorique. On y reconnaît une main assidue, une grande érudition, mais surtout l’intention claire de l’auteur d’articuler sa vision du monde dans une suite logique d’axiomes cohérentes et de réflexions structurées. Cependant, comme nous le verrons par la suite, il ne tient que très faiblement ses promesses d’essai philosophique — Par philosophie, nous entendons une démarche de réflexion dialectique et de doute rationnel — Plutôt, l’ouvrage à l’allure d’un pamphlet à charge contre le monde moderne et contre l’être qui l’aurait façonné : l’Homme blanc.

Après un avant-propos et un premier chapitre faisant l’état des lieux du monde contemporain, l’auteur décrit avec acuité le problème que pose le matérialisme et sa plus insidieuse conséquence :  l’inversion des valeurs. Le monde moderne exalte l’avoir au détriment de l’être. Il méprise les valeurs spirituelles au profit de l’illusion d’un bien-être mesuré dans des termes purement physiques. Les pôles sont inversés et le résultat est la désintégration de l’individu. Cette désintégration se manifeste dans l’épidémie de crises existentielles, de taux de suicides, de dérives sectaires, et des nombreux autres maux contemporains.

Le deuxième chapitre présente l’opposition entre le capitalisme — enfant frankensteinnien du matérialisme — et le traditionalisme. L’auteur associe ce dernier à l’état de relation harmonieuse entre l’Homme, les principes spirituels et la nature. Il définit le traditionalisme comme étant « l’ensemble de modalités constituant une voie initiatique menant l’être qui la suit à la compréhension métaphysique. » Il poursuit en citant quelques-unes de ces modalités : « connaissance de l’Être suprême, connaissance du monde invisible, respect de la hiérarchie, harmonie avec la nature. »

C’est aux troisième chapitre que l’auteur s’embarque dans une première vague d’allégations donnant à l’ouvrage un aspect plus religieux que philosophique. Il défend l’idée que les populations à la peau noire — et exclusivement à la peau noire — celles qu’ils appellent les mélanodermes, sont par le fait de cette caractéristique et des bienfaits associés, les garants légitimes de la tradition humaine. Ils sont le vrai peuple élu, les originaux, les avatars des dieux primordiaux. « Et parce que cette population noire globale demeure à la fois le premier groupe humain créé par Dieu et la fondatrice de ces civilisations susmentionnées à densité spirituelle des plus élevées, elle ne pouvait logiquement qu’être la gardienne de la tradition initiale, tradition que constitue le secret du divin, la sapience métaphysique, fruit de l’enseignement transmis par le Créateur aux premiers être créés. »

Regardez comment ils ne vous aiment pas...

L’auteur dépeint ensuite la race blanche comme une branche pathologique de l’arbre de l’humanité, une métastase cancéreuse distincte du noble peuple originel. Cette nouvelle race serait apparue aux alentours de l’an 6000 av. JC. Par jalousie et par complexe d’infériorité, du fait de sa peau moins mélaminée et son petit nombre, elle aurait décidé de détruire et d’assujettir l’innocent peuple noir. « Lorsque qu’on parle d’un foyer originel d’installation des peuples leucodermes (caucasien) après leur exode hors d’Afrique, les spécialistes nous enverront systématiquement à l’hypothèse de kourganes et plus précisément à la culture yamna ».

Les Yamnayas seraient donc des aigris possédés d'une haine viscérale envers le Noir. Une théorie spéculative qui n’est basée sur aucun fait historique ou archéologique avéré. Si la science place effectivement l’origine des langues indo-européennes autour des steppes pontiques (actuelle Ukraine et Russie) ainsi que l’apparition des Yamnayas dans cette même région, un fait ne doit pas être ignoré : les historiens parlent d’une culture et non pas d’une race. On sait que les Yamnayas étaient des tribus de pasteurs nomades et guerrières. Leurs gènes sont présents dans l’ADN de virtuellement toutes les populations caucasiennes modernes, allant du nord de l’Europe jusqu’en Asie centrale. Cependant, ce groupement « yamna » était lui aussi contemporain à de nombreux autres groupements caucasiens peuplant toute l’espace euro-asiatique. Les premières traces d’une population leucoderme remontent à environ 50 000 ans, des dizaines de milliers avant l’apparition des Yamnas. À leur contact, beaucoup de ces peuples disparaitrons, ce qui témoigne de leur conquête quasi-génocidaires et de leur grande propension à la violence. Cela montre aussi qu’il ne s’agit pas d’une violence raciste comme on l’auteur veut nous le présenter, mais plutôt d’une telle qu’inscrite dans l’éternelle dynamique tragique de la confrontation des peuples. Attribuer une supposé jalousie haineuse aux Yamnayas à cause de leur leucodermie est d’un anachronisme basique et d’un laxisme intellectuel plat.

Le quatrième chapitre s’évertue à démontrer que la négrophobie est une réalité universelle, une constante parmi les peuples de tout le globe. Mais elle serait plus marquée chez les peuples caucasiens jaloux de mélanine. D’après l’auteur, les mélanodermes de la planète sont depuis le début de l’âge du bronze, les cibles d’une large conspiration motivée par la haine et visant à les maintenir dans l’ignorance de leur vraie nature de peuple primordial. Tout aurait commencé lorsque les Yamnayas et descendants décidèrent, un matin, de détruire l’ensemble des civilisations noires. Ils auraient entrepris de longs voyages à travers le globe, et, par un coup de main du destin, seraient arrivés aux civilisations égyptiennes et sumériennes au moment même où celles-ci entamaient leur phase finale de déliquescence. Les méchants Yamnayas auraient volé quelques-unes des connaissances scientifiques et mystiques des anciens peuples africains. Citons « Leur erreur fondamentale — celle des essayistes de la suprématie blanche — était de croire que les Aryas “descendants de Yamnayas” étaient un peuple créateur de tous les grands royaumes primordiaux, alors que leurs ancêtres n’étaient que des nomades qui n’avaient fait que voler le patrimoine des civilisations noires originelles grandioses en fin de cycle. » Nous y voyons une tentative de l’auteur de répondre à la narrative non moins stupide de la supériorité blanche, tombant ainsi dans une utilisation biaisée et partisane de la science. Un concours de phallus entre des visions essentialistes des races. Dans les faits pourtant, il n’est pas concevable qu’une civilisation se soit développée sans l’apport culturel de celles qui l’ont précédé. Aucun peuple ne peut se vanter de s´être construite sans avoir versé le sang d’un autre. C'est la tragédie de l’histoire. L’homme a été un loup pour l’homme. Indépendamment de leur race, de leur langue, de leur culture, de leur dieu, de leur métaphysique, ou de quelques autres attributs, les peuples s’entretiennent dans une dynamique de rapport de force. Le plus faible doit se soumettre au plus fort. La possibilité d’une alliance n’est envisageable qu’à rapport de force égal. Dans cette perspective, nous considérons le racisme comme un prétexte secondaire aux problèmes fondamentaux de l’Homme noir moderne. Les peuples dominés ne le sont pas en raison d’une haine millénaire envers eux, mais parce qu’à un moment critique du cours de l’histoire, d’autres peuples se sont montrés plus forts qu’eux, les ont dominés, et dans ce processus, ont rationalisé leur domination par une discrimination qui aujourd’hui porte l’estampillage de racisme.

Quilombalité et repli

Le cinquième chapitre est l’aboutissement des réflexions développées dans les parties précédentes de l’œuvre. En référence aux quilombos d’Amérique du Sud, l’auteur défend le concept de « quilombalité globale » et le propose comme LA solution à la haine des autres peuples envers le mélanoderme. Il nous rappelle l’un des plus remarquables épisodes d’émancipation noire face à la tragédie que fut l’esclavage : Le Quilombo des Palmarès. Ce réseau de sociétés cachées et éparpillées dans les jungles de l’Est brésilienne furent créées et soutenues par les marrons et autres fugitifs de plantation. La vie dans les Quilombos des Palmarès était communautaire, basée sur le partage et l’entraide. Pendant près d’un siècle, ces insoumis au système esclavagiste mirent en échec toutes les tentatives d’éradication menées par les armées portugaises et hollandaises. Ce n’est qu’en 1694, soit après un long siècle de résistance qu’elle fut définitivement détruite. Il s’agit là en effet d’une fabuleuse histoire d’abnégation et de courage, une qui devrait nous inspirer à nous opposer farouchement à toute forme d’injustice.

Développant sur cette inspirante épopée, l’auteur appelle les noirs du monde entier à s’organiser en des quilombos modernes, des sociétés dans la société qui auraient un contact minimal avec l’extérieur, qui vivraient par leurs propres règles et valeurs traditionnelles telles qu’héritées de la spiritualité ancestrale noire. Ceux en Afrique devront s’unir dans un vaste Méga-État continental. Cet Etat devrait se couper du reste du monde et se connecter à Mère Nature. Les africains pourront planter ce qu’ils mangent. Ils pourront développer leur propre médecine sur la base de la médecine traditionnelle herbeuse. Ils pourront, occasionnellement, faire alliance avec des peuples moins hostiles à leurs races — (les Russes ou les Asiatiques). Ils développeront leurs propres monnaies et systèmes bancaires, leur propre système politique avec à sa tête un conseil d’anciens servant de courroie entre le peuple et les entités spirituelles primordiales. Ils enverront le reste du tout monde se faire foutre, et ce sera enfin pour le peuple noir longtemps persécuté, le paradis sur terre, la terre promise, Wakanda en vrai !

Nul besoin de dire que de telles prédictions relèvent plus de la science-fiction que d’un réel projet géostratégique. Une utopie marxiste et quasi-racialiste qui ignore toutes les règles du rapport de force, de la théorie des jeux, et des ressources limitées de la planète. Si même nous soutenons que l’Afrique peut inventer pour lui un système politico-social plus adapté à ses réalités et ses valeurs, s’inspirer du Quilombo des Palmarès est un non-sens car, ces sociétés rebelles existaient en marge d’un ordre colonial faible et incapable de les traquer. Et plus important encore, les quilombos ne furent pas construits sur une idée raciste et communautaire, mais plutôt sur l’universel du droit de l’individu à la liberté. Ainsi, elles ne furent-elles pas constituées que de noirs mélanodermes, mais aussi de mulâtres, d’indiens, et de personnes blanches (déserteurs et paysans) qui, de l’intérieur, participèrent à la survie de l’ensemble. Divisé le monde par une catégorisation noir/blanc sans prendre en compte les nombreuses subtilités de la psychologie de l’individu, de la psychologie de groupe et de la psychologie des classes est d'un simplisme irréaliste.

Conclusion

 

Nous l’avons dit, l’œuvre transpire dans chacune de ses lignes la passion de l’auteur pour l’émancipation de l’africain et des afro-descendants. Il propose une analyse claire et concise des dérives engendrées du monde moderne et de son filleul, le capitalisme. Cependant, le ton engagé et l’appel constant au pathos du lecteur retirent au texte tout caractère de philosophie fondamentale. Les théories métaphysiques de temps cyclique et de grands âges sont de copies moins sophistiquées des idées du théoricien français Rene Guenon. L’auteur réussi cependant (notamment grâce au septième chapitre) à consolider une mythologie avec l’Homme noir comme figure centrale, le plaçant à l’origine de l’histoire et faisant de lui l’unique garant et rédempteur de l’humanité. Cette cosmogonie qui relève évidement plus de religion que de philosophie trouvera des croyants parmi les jeunes hommes et femmes noires d’Afrique et de la diaspora.

 

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